Appel à communications (deadline 13 mai 2024): Colloque “(In)justice reproductive : Les droits reproductifs au prisme des rapports de domination de genre, de race et de classe”
28 et 29 novembre 2024
MSH Paris Nord (Campus Condorcet, 20 Av. George Sand, 93210 Saint-Denis
Récemment le président Emmanuel Macron a appelé au “réarmement démographique de la France”[1], annonçant des mesures pour accroître la natalité de la “population française”. Ce discours nataliste se déploie dans un contexte où, à Mayotte, les jeunes mères sont au contraire encouragées à opter pour la ligature de leurs trompes[2], et où, sur l’ensemble du territoire national, les politiques anti-immigration entravent l’accès aux soins en matière de santé sexuelle et reproductive des femmes étrangères. Malgré son apparente neutralité, l’injonction à la procréation clamée par Emmanuel Macron ne s’adresse donc pas à toutes les femmes – ni à tous les hommes. Le contexte actuel est révélateur d’une volonté politique d’exclure les populations extra-européennes et non-blanches à la “Reproduction de la nation” (Yuval-Davis, 1997). Ce phénomène n’est pas nouveau et s’ancre dans l’histoire coloniale et postcoloniale française (Dorlin, 2006). Dans les années 1970, alors qu’en métropole, les femmes françaises étaient incitées à avoir des enfants, les femmes réunionnaises racisées étaient au contraire la cible de politiques anti-natalistes visant à restreindre leur fécondité (Paris, 2020). Qu’elles soient ouvertement ou implicitement natalistes ou antinatalistes, ces politiques participent à un gouvernement des corps reproductifs qui opère à différents niveaux: politiques publiques (familiales, sociales, économiques, migratoires, de santé…), discours politiques et pratiques des professionnel·le·s médico-sociaux.
Si la dimension genrée de la biopolitique de la reproduction a maintes fois été démontrée par la recherche en sciences sociales (Memmi, 2003; Tabet, 1998) ainsi que dans une moindre mesure la dimension de classe (Rosental, 2016), la dimension ethno-raciale reste encore trop peu étudiée en France. Pourtant, comme l’ont montré de nombreuses auteur·ices internationales, les “gouvernements des conduites reproductives” (Morgan & Roberts, 2012), sont imprégnés de sexisme, de capitalisme, mais aussi de racisme structurel, de nationalisme, de colonialité et de xénophobie. Ils agissent à l’échelle locale, nationale ou internationale, notamment via “les politiques de population” des organisations internationales visant à restreindre la fécondité des femmes des pays des Suds (Falquet, 2003). Les populations minorisées, racisées et/ou étrangères sont particulièrement la cible de violences, d’injustices, d’oppressions reproductives et d’inégalités d’accès à l’ensemble de leurs droits reproductifs fondamentaux.
Étudier les expériences reproductives des individus requiert dès lors de développer une approche intersectionnelle et décoloniale pensant l’imbrication et la consubstantialité des rapports sociaux de genre, de classe et de race[3] (Crenshaw, 1989; Kergoat, 2009; Kocadost, 2017).
Afin de pouvoir appréhender les inégalités multiples et intersectionnelles auxquelles font face les personnes minorisées, racisées et/ou étrangères dans l’accès à leurs droits reproductifs, nous proposons de nous appuyer sur le cadre théorique et militant de la justice reproductive.
La justice reproductive
Le concept de justice reproductive (JR) a été introduit dans les années 1990 aux États-Unis par les membres du SisterSong Collective, un collectif de femmes Africaines Américaines militant pour les droits reproductifs (SisterSong Women of Color Reproductive Justice Collective, 2006). Elles créent ce concept dans un contexte où les luttes féministes pour les droits reproductifs de l’époque, portées principalement par des femmes blanches, étaient centrées sur le droit à l’avortement. Ces militantes s’opposent au contrôle et à l’exploitation du corps des femmes (Asian Communities for Reproductive Justice, 2005) et dénoncent les oppressions reproductives spécifiques vécues par les femmes non-blanches. Prenant la forme de stérilisations forcées, d’avortements contraints, de violences obstétricales ou encore de placement de leurs enfants, ces violences sont enracinées dans des stigmatisations et des discriminations de race, de genre et de classe. Afin de lutter conjointement contre ces diverses oppressions reproductives, elles fondent, avec d’autres collectifs, le mouvement pour la justice reproductive (Ross, 2017). Elles revendiquent le droit de chaque personne à pouvoir choisir : 1) de ne pas avoir d’enfant si elle le souhaite ; 2) d’en avoir si elle le désire ; et 3) et de pouvoir les élever dans « des communautés sûres et durables », à l’abri de la violence et de la discrimination (Ross et Solinger, 2017).
Ces militantes envisagent la justice reproductive – contraction des termes “justice sociale” et “droits reproductifs” -, à la fois comme un cadre d’action et un cadre théorique (Daniel, 2021). Ce concept les aide à mettre en avant le continuum des oppressions vécues par les personnes racisées et/ou étrangères et la manière dont celles-ci impactent leurs possibilités de vie digne pour elles et leurs enfants. En ce sens, ce concept permet d’interroger le rôle de l’Etat dans la légitimation et le maintien des oppressions ainsi que les continuités entre colonialisme et oppressions contemporaines, facilitant par là-même la déconstruction du cloisonnement Nord/Sud dans l’analyse des politiques de régulation des corps reproductifs (Ginsburg & Rapp, 1995). Si le mouvement pour la JR est à l’origine étatsunien, ce mouvement s’est internationalisé (Kim et al., 2019). En outre, même si les militantes ne font pas toutes référence au cadre de la JR (Morgan, 2015), nombre de mouvements portent des revendications qui s’y inscrivent, notamment les mouvements militants féministes autochtones et indigènes luttant contre les politiques antinatalistes racialisées dans les Amériques, qui ont légitimé et organisé les stérilisations forcées de milliers de femmes (Basile & Blanchard, 2020; Ballón, 2014; Supa, 2010).
Le concept de JR a rapidement été intégré à la recherche anglophone afin d’analyser les oppressions reproductives subies par les femmes racisées et/ou étrangères en Amérique du Nord (Bridges, 2011; Briggs et al., 2013; Burger et al., 2022; Cook & Dickens, 2009; Eaton & Stephens, 2020; Johnston & MacDougall, 2021; Threadcraft, 2016; Zavella, 2020) ainsi que dans d’autres contextes régionaux, tels que l’Amérique latine (Castro & Savage, 2019; Chaparro & Freeman, 2023; Garcia, 2016; Grabe et al., 2020; Ruiz, 2021; Singer 2019), l’Asie du Sud (Fixmer-Oraiz, 2013; Pande, 2017), l’Afrique de l’Ouest (Drabo et al., 2022; Suh, 2021), le Moyen Orient (Sestito, 2023) ou l’Europe (Duffy et al., 2022). Depuis quelques années de nouvelles recherches mobilisent ce cadre théorique afin d’éclairer les oppressions reproductives vécues plus largement par les populations minorisées : les femmes emprisonnées (Shlafer & Hardeman, 2019), les personnes LGBTI+ (Hernández & Upton, 2020; Lane, 2019; Tam, 2021), les personnes en situation de handicap (Fletcher, 2023) ou encore les personnes grosses (LaMarre et al., 2020). Enfin, des recherches récentes mobilisent la JR pour éclairer les effets des politiques inégalitaires et racialisées au niveau de l’environnement – et de sa détérioration – sur la santé reproductive des individus (Gaard, 2010; Onís, 2019).
Bien que le concept de justice reproductive soit encore peu mobilisé dans la recherche académique francophone, plusieurs publications récentes laissent à penser que les chercheur·es y portent un intérêt croissant (Bessaïh, 2021; Brunet & Guyard-Nedelec, 2018; Gardey & Grino, 2023; Perrenoud et al., 2024; El Kotni & Virole, 2021). En France métropolitaine, les inégalités de santé reproductive auxquelles font face les femmes étrangères sont depuis longtemps documentées par la recherche en sciences sociales et en santé publique. Ces recherches ont mis en lumière les discriminations multiples dans leur accès à la contraception (Bretin & Kotobi, 2016; Prud’homme, 2016) et au suivi de grossesse (El Kotni, Racioppi & Sauvegrain, 2022; Carde, 2016; Quagliariello & Sauvegrain, 2022; Wang, 2022). D’autres travaux ont documenté la prégnance des stéréotypes ethno-raciaux culturalistes des professionnel·es de santé périnatale et leurs effets sur les prises en charge proposées à ces femmes, allant jusqu’aux violences obstétricales (El Kotni & Quagliariello, 2021; Nacu, 2011; Sahraoui, 2021; Sauvegrain, 2012). Des recherches se sont intéressées à la manière dont les politiques migratoires restrictives entravent les choix reproductifs des personnes étrangères (Moujoud, 2007; Carayon, 2021), assignant notamment les femmes exilées à la maternité – que ce soit pour traverser les frontières (Tyslzer, 2021) ou pour être régularisées (Virole, 2016). Enfin, des travaux se sont penchés sur les expériences de la parentalité au prisme des rapports de domination de genre, de race et de classe. Des recherches ont documenté les enjeux spécifiques de la parentalité dans le contexte de l’adoption internationale (Brun, 2021; Gay, 2021) et dans la migration (Gourcy, Arena, Knibiehler, 2013). D’autres études ont notamment souligné le rôle de l’action médico-sociale des pays “d’accueil” dans le contrôle et la stigmatisation de la parentalité des familles racisées et/ou étrangères de classe populaire (Etiemble, 2018; Gagné, 2023; Manier, 2020; Roberts, 2002; Sfalti, 2024; Virole, 2022; Vozari, 2011).
Ces recherches comportent toutefois certaines limites. Tout d’abord, le cloisonnement de ces sous-champs de recherche a induit un traitement segmenté des expériences reproductives des individus. En outre, les recherches sur les expériences reproductives des personnes racisées restent encore lacunaires en France, en grande partie du fait des contraintes imposées par le modèle universaliste républicain “aveugle et sourd” face aux inégalités ethno-raciales (Brun & Cosquer, 2022). Enfin, les recherches restent pétries de biais cis-hétérocentrés invisibilisant les expériences reproductives des personnes LGBTI+ racisées et/ou étrangères (Beltran, 2022; Hamila et al., 2022). Ces oppressions reproductives multiples et intersectionnelles sont pourtant dénoncées par les militant·e·s féministes anti-racistes (Mwasi, 2018; Noël, 2022), et ce dans divers domaines: les injonctions à la maternité subies par les personnes noires[4], les discriminations raciales dans l’accès à la PMA[5] et pendant la grossesse (Kebe, 2015), les discriminations islamophobes dans l’accès à la santé[6], les rapports de domination dans l’adoption transraciale[7], ou la désenfantisation des jeunes des quartiers populaires (Ouassak, 2020).
Objectifs du colloque
L’objectif du colloque est de s’appuyer sur le cadre de la justice reproductive pour repenser les enjeux de santé sexuelle, reproductive et/ou de parentalité au prisme des rapports sociaux de race, de classe et de genre.
Dans le cadre de cet appel à communication, nous invitons les chercheur·e·s de toute discipline (socio-anthropologie, histoire, sciences politiques, droit, philosophie, santé publique, etc.) à nous faire parvenir une proposition. Celles-ci devront s’ancrer dans au moins un des axes de réflexion indiqués ci-dessous, même s’il est possible et bienvenu d’interroger leur croisement.Les questions de recherche indiquées ci-dessous ne sont pas exhaustives.
Axe A : Analyser les rapports de domination structurels
- [Gouvernement des conduites reproductives] Comment les politiques publiques (environnementales, migratoires, politiques anti-discriminatoires, carcérales, sociales,…) affectent-elles les expériences reproductives des personnes ?
- [Politiques et pratiques éducatives] Comment la parentalité (adoption, PMA, éducation, placement des enfants…) est-elle affectée par les rapports de domination structurels (racisme, xénophobie, hétéro-cissexisme, capitalisme, validisme, etc.)?
- [Violences] Comment les violences systémiques (policières, gynéco-obstétricales, sexuelles,…) affectent-elles les expériences reproductives des personnes ?
- [Perspectives historiques] Comment les oppressions reproductives actuelles s’articulent-elles avec des héritages du passé (colonisation, luttes des mouvements antiracistes, traumas transgénérationnels, …) ?
- [Néolibéralisme] Comment le contexte néolibéral produit-il et renforce-t-il les inégalités reproductives que connaissent ces populations (relation entre parentalité et travail, disparités économiques, conditions de logement, racisme et classisme environnemental, accessibilité des soins de santé, financement des politiques de santé sexuelle et reproductive, division internationale et racialisée du travail reproductif…) ?
Axe B : Résistances aux oppressions reproductives
- [Agentivité] Quelles stratégies les personnes déploient-elles pour prendre des décisions reproductives dans un contexte de domination, et comment parviennent-elles à contourner les cadres, obstacles ou entraves légaux qui peuvent se présenter sur leur chemin ?
- [Santé communautaire] Comment se construit la santé sexuelle et reproductive communautaire pour les personnes minorisées, racisées et/ou étrangères, notamment dans le contexte français “universaliste” (listes de professionnel·le·s de santé “safe”, centres de santé communautaires, pratiques d’auto santé) ?
- [Militantisme] Quels sont les mouvements sociaux et les militant·e·s féministes qui se saisissent des enjeux de la justice reproductive (mise à l’agenda, convergences avec la lutte anti-raciste, contre les LGBTphobies, le validisme, pour l’environnement) ? Comment elleux naviguent-iels entre les tensions et les rapports de pouvoir au sein des mouvements ?
- [Vérité, justice et réparation] Quel rôle joue le système judiciaire dans la recherche de justice face aux oppressions reproductives (justice pénale, communautaire, transformatrice, …) ?
- [Solidarité communautaire] Sur quelles formes de solidarités les personnes minorisées, racisées et/ou étrangères peuvent-elles s’appuyer pour faire face à la domination (solidarités intra-familiale, intra-communautaire, transnationale…) ?
Axe C : Réflexivité
- [Savoirs situés] Comment et auprès de qui circule le concept de justice reproductive (circulations selon les contextes nationaux, les positions situées des chercheur·e·s et militant·e·s) ? Comment éviter les risques de dépolitisation et de “blanchiment” du concept : invisibilisation des luttes des personnes racisées, marginalisation de l’étude des rapports sociaux de race, effets d’exploitation du concept par des chercheur·es blanc·hes, etc. (Mayenga, 2023) ?
- [Méthodologie] Comment enquêter sur la justice reproductive (méthodologies d’enquête, recueil de données ethno-raciales, liens avec militant·e·s, avec le “terrain”, réinvention des modes de recherche et de diffusion) ?
- [Carrière] Quelle place dans le monde académique pour les chercheur·e·s travaillant sur la racialisation de la reproduction (effets sur la carrière, violences académiques, impact de la précarité sur les choix reproductifs des chercheur·es) ?
Modalités de soumission
- Format: Indiquez votre statut, le(s) axe(s) de votre proposition, le titre et écrire un résumé de 350 mots maximum (sans compter la bibliographie). Les propositions doivent être rédigées en français et les communications auront lieu en français.
- Terrains: Cet appel s’adresse à des chercheur·e·s travaillant sur des terrains en France métropolitaine et dans les territoires français d’Outre-Mer mais aussi sur des terrains internationaux.
- Les propositions de personnes minorisées et précarisées seront priorisées. Précisez-nous dans la demande si vous avez besoin d’une aide financière afin que nous étudiions les options possibles ensemble.
Date limite d’envoi : Lundi 13 mai 2024.
Envoi des propositions à l’adresse mail: recherche.justice.reproductive@gmail.com
Réponses : fin-juin 2024
En parallèle de cet AAC des militant·e·s engagé·es dans les luttes pour les droits reproductifs seront invité·es au colloque
Comité d’organisation
Le colloque est organisé par le “Groupe de recherches sur la Justice Reproductive” (GRJR): Mounia El Kotni, Lucia Gentile, Christelle Gomis, Rosa Muriel Mestanza, Chiara Quagliariello et Louise Virole. Toutes les informations sur le GRJR ici.
Comité scientifique
Lisa Carayon (IRIS, Université Paris Sorbonne Paris Nord), Dàna-Ain Davis (Queens College, New-York, Etats-Unis), Jane Freedman (CRESPPA), Jules Falquet (LLCP, Université Paris 8), Rose-Myrlie Joseph (CREF-Université Paris Nanterre), Alexandrine Nedelec (ISJPS, Université Paris 1), Myriam Paris (CURAPP-ESS, CNRS), Bibia Pavard (IUF, Panthéon-Assas Université), Patricia Perrenoud (HESAV, Lausanne, Suisse), Priscille Sauvegrain (Epopé, INSERM).
Le colloque est organisé avec le soutien des membres du Laboratoire Junior Contraception et Genre : Mireille Le Guen, Rosanna Sestito et Emma Tillich, ainsi qu’avec Clara Blanc et Solène Gouilhers, membres du projet FNS “Les ‘violences obstétricales’ des controverses aux prises en charge : mobilisations, savoirs, expériences” de l’Université de Genève.
Le colloque bénéficie du soutien financier de l’Institut du Genre et de la MSH Paris Nord.
Retrouvez toutes les informations du colloque et l’ensemble des références bibliographiques ici.
[1]Source: Le Monde, 17 janvier 2024 https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/17/emmanuel-macron-annonce-un-conge-de-naissance-et-un-plan-contre-l-infertilite-pour-le-rearmement-demographique-du-pays_6211291_3224.html
[2] Source: Causette, 4 mai 2023 https://www.causette.fr/en-acces-libre/sterilisation-des-meres-a-mayotte-un-controle-du-corps-des-femmes-a-geometrie-variable-condamne-la-ligue-des-droits-de-lhomme/
[3] Nous entendons ici par rapport social de “race” l’ensemble des rapports de domination basés sur la couleur de peau, la religion, la culture, la nationalité, le statut administratif, la langue, etc. (Mazouz 2020).
[4] Media “Tant que je serai Noire (TQJN)”: https://www.tantquejeserainoire.com/
[5] Collectif “Pride des banlieues”: https://www.pridedesbanlieues.fr/
[6] Association féministe et antiraciste Lallab: https://www.lallab.fr/
[7] Documentaire d’Amandine Gay, Une histoire à soi, 2021: https://filmsdulosange.com/film/une-histoire-a-soi/